Promu depuis longtemps par les milieux écologistes, ce mouvement fondé sur la distinction entre l’utile et le superflu est revenu en force, et de force, avec le confinement. Après la sobriété subie, la sobriété choisie ?
par Aurélie Delmas, Margaux Lacroux journalistes pour Libération (extraits)
Du 17 mars au 11 mai 2020, les magasins, hors commerces alimentaires, ont baissé leurs rideaux. Les transports ont été drastiquement réduits. Et bien que les achats sur Internet soient restés possibles, une baisse spectaculaire de la consommation a été observée. Les Français ont, malgré eux, fait une certaine expérience de la sobriété.
D’après l’Insee, les dépenses de consommation des ménages ont plongé de 17,9% pour les biens matériels rien qu’au mois de mars. L’institut évoque «la plus forte baisse jamais enregistrée sur un mois depuis […] 1980». Les consommateurs ont acheté deux fois moins de voitures, de chaussures, de vêtements et un tiers d’électroménager de moins qu’au mois de mars de l’année précédente. ./..
Alors qu’en bout de chaîne, les classes les moins aisées se sont retrouvées en situation de grande précarité, avec, parfois, des difficultés à s’alimenter, une partie des cadres, souvent en télétravail, ont soudain pris conscience qu’ils peuvent continuer à bien vivre avec moins. Ce concept, qui repose sur la distinction entre l’utile et le superflu, a un nom : la sobriété. Elle fait partie d’une galaxie de notions connexes allant de la frugalité à la modération en passant par la simplicité volontaire chère à l’écrivain du XIXe siècle Henry David Thoreau. Nombreux sont ceux qui y préfèrent cependant l’idée plus politique et collective de décroissance. «La période de confinement a permis de comprendre qu’en se limitant quelque part on revient à l’essentiel sans pour autant être malheureux», résume Vincent Liegey, porte-parole du Parti pour la décroissance, pour qui «la sobriété est un des pans de la décroissance, fondamental, mais pas suffisant». ./..
Pour Cyria Emelianoff, professeure d’aménagement et d’urbanisme à l’université du Mans, «l’idée d’un passage de la sobriété subie à la sobriété choisie ne date pas du confinement, c’est une question assez centrale depuis plus de quinze ans. Elle va être ravivée à chaque crise». Si les jalons philosophiques ont été posés depuis belle lurette, de nombreux penseurs du «monde d’après» ont vu dans le ralentissement imposé par le confinement une aubaine pour remettre la sobriété dans le débat public. Dès le 13 mai, une soixantaine de parlementaires, dont certains membres de la majorité, lancent un appel à respecter quatre mots d’ordre : «Santé, sobriété, solidarité, souveraineté.» Mais le vieux monde résiste et, en parallèle, le ministre de l’Economie, Bruno Le Maire, proposait de mettre en place des «incitations à la demande et à la consommation». ./..
«On essaie de relancer un modèle économique qui est actuellement totalement mort», réagit Vincent Liegey, qui déplore qu’«on injecte de l’argent dans l’aviation qui est aussitôt dépensé et perdu». Laissés-pour-compte, inégalités… «Il n’y a rien de pire pour un modèle économique organisé autour du consumérisme, du productivisme, du travaillisme – toujours plus, toujours plus vite, toujours plus fort – que quand ça s’arrête», poursuit-il. ./..
Le changement doit d’une part être culturel. Inciter à produire ou consommer trois fois moins ne suffirait pas à instaurer plus de sobriété sur la durée : l’organisation sociale et nos modes de vie doivent être repensés. Aujourd’hui, la consommation est survalorisée car elle permet d’être reconnu socialement, comme l’a montré l’anthropologue Mary Douglas. Pour s’extirper du modèle de développement fondé sur le consumérisme, il faut donc «voir ce que l’on peut y substituer», explique Cyria Emelianoff, qui précise que les pratiques de nature culturelle et sociale beaucoup plus coopératives peuvent être un autre moyen de construire sa relation aux autres.
Fenêtre d’opportunités
Bâtir, acheter, fabriquer ou encore voyager «moins mais mieux» bouscule forcément certains pans de l’économie et fait redouter des pertes massives d’emplois. D’où la nécessité d’une transition ambitieuse, stratège et donc planifiée sur le long terme. «Avec la crise du coronavirus, tout s’est passé du jour au lendemain sans aucune transition, avec le risque que les gens associent les objectifs de sobriété à la crise économique», souligne Marie Mourad. Une telle sobriété n’est «pas souhaitable», abonde la climatologue franco-canadienne Corinne Le Quéré «car elle n’est pas le résultat de changements structurels et organisés». ./..
Le rapport du Haut Conseil pour le climat qu’elle préside propose notamment le développement des modes de déplacements quotidiens doux, la réduction des transports aériens, l’extension du télétravail. «On peut aussi encourager la consommation responsable. La convention citoyenne réfléchit aux moyens de soutenir les innovations bas carbone comme les circuits courts dans l’alimentation ou l’offre végétarienne dans les cantines», ajoute-t-elle.
«Économie de la fonctionnalité»
Parmi les outils à mettre en place pour enclencher cette transition, des indicateurs alternatifs au PIB existent et peuvent être améliorés. Le principe : prendre en compte, en plus des performances économiques, des mesures environnementales et sociales afin que consommer moins et produire moins ne plombent pas un bilan global. La critique des indicateurs de richesse est ancienne, elle donne même lieu à un rapport gouvernemental annuel depuis 2015. Mal connus, ces indicateurs permettraient s’ils étaient mis en avant de réorienter l’économie réelle vers des secteurs d’emploi moins gourmands en ressources.
Tout l’enjeu est de savoir si les entreprises peuvent rediriger leurs activités vers un modèle qui ne soit pas destructeur des terres, de la qualité de l’eau ou de l’air. Pour devenir plus sobres, elles pourront s’orienter vers une «”économie de la fonctionnalité”, qui repose moins sur l’utilisation de ressources et de matériaux et davantage sur les services ou la réutilisation», selon Marie Mourad. La raison d’être des entreprises qui ne sont pas viables écologiquement commence à être remise en question.
Le secteur de l’automobile s’interroge sur sa capacité à faire sa mue. Réglementations pour construire des voitures plus petites, électriques, réorientation vers la fabrication de vélos, interdiction la publicité, sont des pistes plus ou moins radicales. La raréfaction de la voiture individuelle en ville ne peut que s’accompagner d’un déploiement massif des infrastructures de transport doux, à travers les autoroutes cyclables par exemple. Les gains ne sont pas qu’écologiques, cela réduirait considérablement aussi les dépenses de santé (sédentarité, surpoids, pollution atmosphérique, etc.).
Le BTP pourrait, lui, miser sur les déchets de déconstruction et les biomatériaux pour devenir moins consommateur d’énergies fossiles. Selon Cyria Emelianoff, «une partie des espaces verts urbains pourrait être non pas décorative mais utile, cultivée en agroforesterie. Le sol récupéré par la diminution de l’usage de la voiture peut être mis en culture pour produire du bois, des bambous et du chanvre pour la construction» ou la réhabilitation de bâtiments.
Enfin, la sobriété numérique ne doit pas être oubliée. Le rapport du Shift Project estime que le numérique génère 3,7% du total des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Il recommande d’acheter les équipements les moins puissants possible, les changer le moins souvent possible, et réduire les usages énergivores superflus. «D’une part des déperditions d’énergie peuvent être récupérées, notamment celle des data centers. D’autre part il y a aussi des politiques à mener pour que nos besoins soient alimentés localement en énergie et redimensionnés. On sort du modèle des Gafa pour aller vers une gestion d’internet plus artisanale, un web low-tech qui mutualise, beaucoup moins énergivore. C’est une révolution de filière, comme pour l’automobile, qu’il faudrait mener», complète Cyria Emelianoff. ./..
Une utopie de riches ?
Les sociétés riches sont celles qui participent le plus aux émissions de gaz à effet de serre et vivent bien au-delà de leurs moyens écologiques, ce qui explique aussi que l’idée d’un retour à plus de sobriété soit plus présente. Et les plus riches des pays riches sont les plus directement visés par les changements à mettre en place. «Les émissions des CO2 sont proportionnelles aux revenus», pointe Cyria Emelianoff. La chercheuse relève : «Paradoxalement, les gens qui ont la plus forte conscience écologique, à l’exception de ceux qui vivent dans des communautés décroissantes, ont de fortes empreintes carbone. Et ce parce que les niveaux de mobilité sont exacerbés lorsqu’on a un haut niveau de diplôme.» On a beau être zéro déchets et locavore, si l’on prend l’avion trois fois dans l’année pour des raisons professionnelles, l’effet écologique est moindre.
Les moins aisés sont par essence plus sobres, mais pas par choix. Ce qui peut avoir des effets néfastes. «Dans une société en phase haute de confort matériel, plus le niveau d’inégalités augmente et plus le mal-être subjectif augmente parce que la partie de la population la plus précarisée va créer une forme de représentation d’elle-même négative, et crée de la frustration qui pousse à la consommation pour y répondre», expose le décroissant Vincent Liegey. «Il faut mettre l’accent sur des mesures qui réduisent les émissions et les inégalités», comme la rénovation énergétique des bâtiments, qui permet de réduire la facture d’énergie, explique Corinne Le Quéré.
«Les choix économiques nouveaux doivent être placés au cœur des débats politiques et réorientés par la notion de biens communs», explique Cyria Emelianoff. Pour redessiner un imaginaire collectif, l’exercice démocratique et la réflexion collective seront essentiels pour ne pas exclure une partie de la population.
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