Entretien avec Rodolphe Christin
Sociologue in Le Monde 03/07/2020
Voyager ? pourquoi ?
Dans un entretien au « Monde », Rodolphe Christin pointe les facteurs de résistance – économiques, culturels, sociaux – des acteurs de cette industrie à l’abandon du modèle consumériste actuel que le sociologue du tourisme appelle de ses vœux.
Sociologue et essayiste, Rodolphe Christin est l’auteur du Manuel de l’antitourisme (Ecosociété, 144 p., 2017) et de La vraie vie est ici. Voyager encore ? (Ecosociété, 136 p., 2020).
En quoi le tourisme s’est-il selon vous dévoyé ?
Un processus nous a fait passer du tourisme social, qui avait une dimension d’élévation de soi par la découverte d’autres horizons, au tourisme comme acte de consommation de masse. Cette logique a transformé des lieux touristiques en galeries commerciales. De l’hédonisme du déplacement, nous avons été convertis à une logique de consommation tous azimuts.
La transformation du tourisme en prestation de service tue l’exotisme, provoque un aménagement du territoire extrêmement serré, si bien que cela rend les lieux touristiques invivables pour les autochtones : hausse du coût de la vie, nuisances durant la haute saison, etc.
Dubrovnik (Croatie)
Cette pause forcée du tourisme peut-elle être un point de bascule pour l’industrie ?
Je n’en ai pas l’espoir. Tout est fait pour que cela reparte comme avant, même s’il y a une récupération de la critique touristique par les opérateurs : ils tentent de déculpabiliser les gens en disant qu’ils vont arrêter de détruire l’environnement.
Après la crise du Covid-19, un tourisme plus stable que durable
Le marketing fait qu’il est très difficile d’échapper aux mailles du tourisme. Le voyage, dans les années 1970, était une contre-culture. Aujourd’hui, le départ en vacances est la norme du comportement le plus standard possible. Le cliché de l’exotisme apparaît partout, jusque sur votre écran d’ordinateur lorsque vous l’allumez.
Si quelque chose changeait dans les prochaines années, cela signifierait que la paupérisation a été telle que les gens n’ont plus les moyens de partir. Ce n’est pas une raison très réjouissante.
Y a-t-il une forme de tourisme qui trouve grâce à vos yeux ?
Non. L’effet de masse est dans l’addition de toutes les formes de tourisme. Ainsi, celui dit « responsable » est aussi une manière d’approfondir la conquête du tourisme sur les espaces de nos existences. Inéluctablement, celui qui va trouver le bon endroit, où il n’y a personne, sera vite rattrapé par la foule. Le tourisme acceptable, c’est un tourisme invisible, qui ne marche pas commercialement : une personne va dans un endroit qui n’intéresse pas grand monde.
Incarnations de la pandémie, les croisières font de la résistance
Il faudrait voyager beaucoup moins. Partir moins souvent, plus longtemps. Réserver les temps de voyage à des expériences rares. C’est parce qu’un voyage ne revient pas souvent qu’il va vous chambouler et revêtir une dimension initiatique. Le voyage commence sur le pas de sa porte. L’itinéraire devrait en être partie prenante ; or, avec le tourisme, le trajet est le plus aseptisé possible, pour alléger la charge mentale et physique liée au déplacement.
Les acteurs du tourisme n’ont-ils pas pris conscience des problèmes induits par cette activité ?
J’interviens régulièrement devant les professionnels et je ne rencontre pas d’hostilité quant au diagnostic. Mais quand je parle de décroissance du tourisme, on m’oppose que c’est impossible car il génère de l’emploi. Il y a un consensus avec le monde politique, puisque toutes les régions veulent organiser les territoires pour attirer les touristes. L’habitant, dès lors, devient un figurant de l’industrie touristique sans le savoir.
Taj Mahal
Les prévisions d’Iata et de l’OMT sur la croissance du tourisme dans les années à venir devraient vous inquiéter ?
Effectivement, le tourisme a de beaux jours devant lui. C’est une industrie en croissance. Les pays émergeants, dès qu’ils produisent une classe sociale qui s’enrichit, produisent en même temps des touristes. Il ne faut pas oublier que le tourisme nécessite un excédent budgétaire : il faut avoir les moyens de voyager pour le plaisir. Alors que dans le passé, on voyageait par nécessité. Le tourisme a imposé comme un plaisir le fait de se déplacer dans l’espace. Pour répondre à votre question, oui ça m’inquiète. Dans mon livre, le Manuel de l’anti-tourisme, j’évoque la mondophagie touristique. Autrement dit, le tourisme tue la réalité qu’il prétend rechercher. A force d’organiser le monde à des fins touristiques, on produit de plus en plus de lieux interchangeables, stéréotypés et standardisés. Et le jour où les gens se lasseront de ces non-lieux où la diversité et l’identité sont gommées, on se demande ce qui va se passer… Et avec l’artificialisation de plus en plus complète des lieux de tourisme, il y aura une émergence de plus en plus forte des phénomènes de contestation.
Comment y remédier ?
Je pense que le tourisme industriel est le résultat de ce que notre société capitaliste promeut. Aujourd’hui, le tourisme c’est l’envers du travail. Si demain une partie de plus en plus importante de la population se retrouvait privée d’emploi, la pratique touristique se réduirait. Je crois aussi à la pédagogie, mais je ne suis pas sûr que les gens soient prêts à renoncer à un plaisir pour une pratique plus raisonnable du déplacement. Pourtant, l’artificialisation des lieux de tourisme va tellement à l’encontre de la découverte et de la réalité qui devraient être au cœur du plaisir des voyageurs. Je préconise d’arrêter d’aménager le monde à des fins touristiques – ce qui est complètement utopique de ma part – et de laisser des espaces libres d’organisations. Regardez par exemple les clubs de vacances, on est arrivé à une logique fondée sur l’enfermement. On est à l’opposé de l’esprit de découverte et d’exploration. On y rencontre des gens comme nous, et on y voit des indigènes qui sont en réalité des prestataires de service, voire des serviteurs…
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