C’est presque toujours la même histoire. Celle du revers de la médaille après une vie qui avait pourtant bien commencé. Le travail qui disparaît, la maladie qui apparaît, le choix d’un couple qui a mal tourné. Et l’isolement dans cette campagne qui d’un coup devient austère, hostile. Loin de tout et du moindre petit rien. Une enclave. « On aide des personnes qui sont en dehors de tout. Plein de gens qui n’ont pas de travail et qui viennent dans ces petits patelins parce que c’est moins cher. Mais c’est un piège mortel, parce qu’ils ne peuvent plus en sortir. » Cet après-midi-là, à Courson-les-Carrières, c’est justement cette histoire que raconte un bénéficiaire, qui préfère taire jusqu’à son prénom. Encore et toujours ce silence qui vient traduire le sentiment d’infamie d’une vie amoindrie. Ancien artisan, aujourd’hui handicapé à plus de 80 %. « Psychologiquement, c’est dur. Je suis quelqu’un qui aime le travail. » Mais qui a dû y renoncer, maintenant qu’il tient « debout sous morphine ». De plus de 5.000 € de revenus mensuels, il est passé « à rien ». Ou plutôt, à trop peu. Moins de 1.800 € pour six bouches à nourrir. Qui fondent comme neige au soleil une fois payés « le loyer, les factures, les assurances, les vêtements et la cantine pour les enfants », égrène-t-il dan une longue énumération de charges qui n’en finissent pas .
Alors, l’aide de la Croix-Rouge, “on n’a pas trop le choix” avoue-t-il. Avec reconnaissance pour l’association qui vient jusqu’à lui. « Ça permet d’avoir un minimum d’intimité. Déjà qu’aller chercher de l’aide, c’est compliqué … Pas parce que ce serait dévalorisant, mais ce n’est pas ce qu’on veut pour sa vie. Dans les plus grosses structures, le regard des autres n’est pas forcément supportable. »

Le dispositif de la Croix-Rouge sur roues présente une autre vertu pour les bénéficiaires éloignés des antennes locales de l’institution caritative : réduire la distance. Et donc les dépenses. « Je n’ai pas la voiture qu’il faut pour faire des kilomètres », vient illustrer une femme, qui n’a pas pu retirer les quelques euros (entre trois et huit selon la composition des familles) demandés pour le colis. Bénéficiaire depuis les lendemains du confinement, elle circule dans un tout-terrain trop abîmé pour supporter les longs trajets. Pas de siège à l’arrière malgré ses quatre enfants à charge, un pare-brise complètement défoncé.
Un véhicule qui « n’est pas fiable. Et quand on n’a pas de sou, l’essence, c’est un problème », confie-t-elle, soulagée de ne pas avoir à pousser plus loin que le parking de la salle des fêtes de Courson.
Le site a été volontairement choisi par les bénévoles pour la discrétion qu’il offre. « Si on vient ici, c’est qu’on est pauvre. On est vite jugé, surtout dans les petits villages », regrette la mère de famille, qui habite à quelques encablures du lieu de distribution. « Mais je me suis dit que mes enfants avaient faim. Il faut leur donner à manger et en fin.de mois, je n’ai pas trop le choix. »
Roselyne et Marie-Claude, qui assurent avec Marc la distribution ce jour-là, se souviennent d’un autre cas. Rude.
Une femme qui devait venir retirer son colis pour la première fois. Passée tout près du lieu de distribution, elle a regardé par la vitre. Puis continué sa route, avant de se garer un peu plus loin. L’équipe de bénévoles a compris – la force de l’habitue – et est allée la trouver. En larmes dans sa voiture, trop gênée pour se reconnaître dans le besoin. « C’est une dame qui ne s’était jamais imaginé avoir à demander de l’aide. Elle était là, pour sa famille mais n’osait pas venir » Quand on n’a plus d’argent, ce sont des problèmes en série.
“Aller jusqu’à Auxerre, ce serait la galère”
Une loi des séries qu’Ashley (*) connaît bien. Violences conjugales, perte d’emploi, avec un enfant en bas âge. Âgée d’à peine 30 ans, elle s’est retrouvée isolée à Ouanne, second village de la tournée ce jour-là. La bourgade compte tout juste 600 âmes, peu d’emplois à proximité et une supérette qui n’est pas une option pour la jeune mère de famille. « C’est beaucoup plus pratique que la Croix-Rouge vienne ici. Je ne serais pas allée jusqu’à Auxerre (l’unité locale dont dépend la tournée), ça aurait été la galère. » Parce qu’elle n’a pas le permis. Elle prend actuellement des heures de conduite à Toucy, dans une auto-école à quinze kilomètres de chez elle, où elle se rend à scooter. La démarche est fastidieuse. Mais l’issue est le Graal. Il lui permettra d’envisager un avenir hors de Ouanne. Où la Croix-Rouge continuera en revanche à se rendre. À la rencontre de ces Icaunais qui vivent cachés, mais pas heureux.
(*) il s’agit d’un prénom d’emprunt.