De nombreuses municipalités ont eu à se poser la question d’équiper ou non les écoles en tablettes tactiles. Après en avoir débattu, la commission en charge du numérique a émis un avis défavorable.
En tant qu’ex-enseignant et membre de cette commission, j’ai tenu à apporter ici mon point de vue sur ce sujet en espérant que cela puisse nourrir la réflexion du lecteur intéressé par ce débat.
Ce qui suit n’engage en rien les opinions des autres membres de cette commission.
Poussées par le lobby des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) agissant comme des dealers qui souhaitent au plus tôt rendre les jeunes accros à leur matériel et à leurs technologies et par les « modernistes » qui voient dans l’informatique « LA » solution aux difficultés scolaires, de nombreuses municipalités craignent de passer à côté de la “révolution numérique”. L ‘idée de l’informatique à l’école n’est pas nouvelle mais l’arrivée de la tablette pose des problèmes très particuliers.
Un outil inadapté
Certes, la mise en marche d’une tablette (quasi instantanée) sa mobilité (on peut la ranger dans un cartable, aucun fil à brancher) peuvent séduire les enseignants qui étaient rebutés par la lourdeur de l’usage des ordinateurs classiques en milieu scolaire (planning de la « salle informatique », lenteur de mise en route, matériel rapidement obsolète incapable de gérer de nouveaux logiciels trop gourmands en mémoire etc…) mais il faut bien comprendre qu’une tablette n’a pas grand-chose à voir avec un ordinateur.
La tablette, de par sa conception, (notamment absence de clavier et de pointeur) est faite pour
regarder, chercher, découvrir mais pas du tout pour écrire, créer ou travailler.
La capacité à écrire se retrouve pourtant au cœur de l’éducation primaire. Les enfants ont besoin d’être encouragés à beaucoup écrire pour apprendre, que ce soit en prenant des notes, en rédigeant des devoirs, des rapports, des manipulations de données, des fictions ou des rédactions..
Les claviers des écrans tactiles ne permettent pas tout ça. Ils sont inconfortables, compliqués avec des taux d’erreur élevés et la manière de sauvegarder, travailler en réseau, ou d’imprimer est tortueuse, absconse. En leur fournissant un appareil si hostile à la création écrite, on peut même faire passer l’envie d’écrire aux élèves débutants. Répondre à cela en disant qu’il est possible d’acheter des claviers pour les tablettes revient à admettre une défaite. C’est répondre que les tablettes ne sont vaguement utiles que si vous les transformez en ordinateur. Quel intérêt alors pour, au final, disposer d’un appareil mal commode, à l ‘OS obscur, à la connectivité inexistante et au prix comparable à celui d’un petit portable ?
Les tablettes sont faites pour consommer du contenu, les ordinateurs permettent la création de contenus.
C’est la différence fondamentale.
L’illusion du savoir
Certains parents, stakhanovistes de la réussite scolaire, (qu’ils assimilent à tort avec « épanouissement individuel » ) s’émerveillent de voir leurs enfants pianoter avec leurs doigts couverts de restes de Nutella sur les écrans des tablettes et réussir des exercices pourtant plus inspirés de la page « jeux » du journal de Mickey que portés par une vraie réflexion pédagogique. (Au moins, ceux-là, seront-ils prêts pour participer à Questions pour un champion..)
Ces instruments, à la logique et au “savoir utile” formatés selon les règles de leurs concepteurs, ne laissent place ni à l’imagination ni la créativité. La plupart des exercices proposés gagneraient d’ailleurs à se retrouver sur de simples feuilles de papier A4.
Le seul niveau où leur utilisation peut sembler un peu plus pertinente est celui des maternelles pour des exercices où il n’y a aucune nécessité de savoir lire ou écrire. Mais là encore, on peut se poser la question de l’investissement financier et des résultats. On sourit en lisant qu’une classe maternelle « a écrit » un conte grâce à la tablette. En fait, la maîtresse a juste tapoté sur son clavier virtuel une histoire très largement issue de sa propre inspiration et scanné quelques dessins d’enfants pour l’illustrer. Le résultat est spectaculaire. Propre, lisse, joli avec une police de caractères cursive bien choisie et des contrastes flatteurs. Presque un travail d’édition professionnel…
C’est vrai, qu’une fois en ligne, il y a de quoi susciter l’admiration de papa et maman découvrant le chef d’œuvre des bambins sur internet.
Mais où est l’utilisation spécifique de l’outil informatique dans cette anecdote ?
Qu’a-t-il apporté aux enfants que n’aurait pas apporté un album papier ? Á part accroître la dévotion des petits à un énième écran « magique » et flatter l’ego de la maîtresse , à quoi tout cela sert-il ?
Vous avez dit progrès ?
Mais restons bons joueurs et, avec candeur, regardons de plus près les fameux progrès (purement scolaires car on ne sait mesurer que ça) attendus dans les classes qui ont opté pour ce qui doit tout de même, rappelons-le, rester un complément à la pédagogie de l’enseignant.
Laissons la parole à Philippe Bihouix (ingénieur centralien, co-auteur du livre fraîchement paru Le désastre du numérique ) :
( Les études d’impact portent essentiellement sur le collège et le secondaire mais il est assez facile d’extrapoler les conclusions qu’on pourrait en tirer pour l’école primaire.)
Critique virulent de la stratégie lancée en 2015 par François Hollande pour « connecter » d’ici 2018 les écoles de France, il agite la sonnette d’alarme devant cette politique du « tout numérique » qui affectera à terme plus de 5,5 millions d’élèves des collèges et lycées publics et privés de l’Hexagone.
« On passe pour des monstres parce qu’on remet en question l’entrée en bloc des tablettes numériques dans les écoles. Est-ce qu’il n’existe pas d’autres réponses pour rendre l’école plus intéressante et plus efficace ? À terme, l’État français engloutira un milliard d’Euros pour mettre l’école à l’heure de la connectivité individuelle.
« Vous imaginez ce qu’on pourrait faire avec un milliard d’euros ! On choisit de l’engouffrer dans des ordinateurs et des tablettes plutôt que d’engager plus de profs et de donner plus de moyens aux écoles »,
Les nombreuses vertus attribuées au numérique pour améliorer l’apprentissage des élèves pourraient, en outre, n’être qu’un triste mirage. Les rares études réalisées sur l’impact de l’usage des tablettes arrivent à des résultats mitigés. Et certaines concluent même que ce formidable objet connecté nuit aux résultats scolaires.
Les résultats de l’enquête PISA 2015 (Programme international pour le suivi des élèves) de l’OCDE, « Connectés pour Apprendre », démontrent que les élèves utilisant très souvent des tablettes à l’école obtiennent des résultats bien inférieurs dans la plupart des apprentissages. Et ce, sans aucun rapport avec leur statut social.
« On a de plus en plus d’indices qu’il n’y a pas de preuves d’une efficacité véritable des tablettes numériques sur les résultats scolaires. Il y a plutôt une corrélation inverse, selon PISA. D’autres études y voient des avantages, mais est-ce le fait du numérique, ou l’impact de la pédagogie active d’enseignants particulièrement efficaces ? Devant les tablettes, on pense que les élèves sont plus calmes, plus concentrés, mais, en fait, ils sont sidérés, ébahis par les écrans »
L’invasion du numérique est un leurre brandi d’abord par les politiciens pour guérir tous les maux de l’école, en déroute après des décennies de réformes ratées. En panique devant les taux de décrochage et le recul de la performance scolaire, la tablette pour tous — ou l’outil personnel connecté — est devenue le « nouveau Graal », la solution magique pour revigorer une école qui se cherche encore.
L’objet numérique à l’école est même vu par certains sociologues et politiciens comme un moyen de gommer les inégalités sociales, alors qu’une « fracture » technologique séparerait élèves riches et pauvres. Comment pourrait-on s’opposer à une si vertueuse démarche?
« Hélas,on se rend plutôt compte que les enfants défavorisés sont aujourd’hui les plus équipés en objets connectés, (PISA) car le manque de présence parentale est souvent remplacé par ces objets technologiques. L’école numérique, qui nécessite en principe un suivi parental plus étroit, ne résout pas les inégalités, mais les creuse davantage »
On pourrait poursuivre longtemps en opposant les arguments des partisans et des détracteurs. Chacun campant farouchement sur ses positions. Il est un fait pourtant incontournable : hormis des impressions subjectives d’enseignants aucune étude ne démontre clairement le bénéfice tiré de l’utilisation des tablettes en milieu scolaire. On peut même avoir la charité de ne pas citer les sources qui prouvent le contraire.
Donc pas d’informatique à l’école ?
Alors est-ce à dire qu’il faut s’enferrer dans un passéisme « nostalgique » ? Certainement pas !
L’outil informatique et la communication qu’il permet font désormais partie intégrante de nos vies. L’école est en première ligne pour former les futurs adultes à ces technologies.
J’ai personnellement eu la chance de découvrir l’informatique « grand public » à ses balbutiements, il y a près de 40 ans. Je ne compte plus le nombre d’ordinateurs passés entre mes mains. J’ai appris beaucoup (et beaucoup oublié…) : le BASIC, le LOGO, utilisé le COBOL et le FORTRAN. J’ai appris à construire des pages en HTML et je me débats aujourd’hui avec PHP, JS et CSS. La programmation me fascine. C’est un exercice extrêmement rigoureux et paradoxalement, formidablement créatif. Et la créativité est essentielle dans la construction d’un individu. Je crois que l’un des rôles premiers de l’école est de démystifier au plus tôt ce qui se passe derrière les écrans en donnant aux jeunes le goût de la programmation. (mais il faudrait pour ça des professeurs vraiment formés et volontaires).
Mon parcours d’enseignant m’a également permis de voir passer, les uns après les autres, les différents « plans informatiques ». L’enthousiasme qu’avait suscité chez moi l’apparition de ce nouvel outil dont j’étais si friand s’est vite émoussé au vu du matériel proposé et des conditions de son utilisation. Les dernières années, je ne l’utilisais même plus.
Si elle ne transforme pas tous les enfants en analystes-programmeurs, je crois néanmoins que le rôle de l’éducation nationale est aussi d’apprendre aux élèves une bonne utilisation d’internet et assimilés qui sont de formidables outils de connaissance et de communication mais aussi un marécage dangereux sur lequel il faut savoir naviguer sans se laisser piéger par ses sables mouvants.
Malgré les différents pare-feux miracles vantés par les fabricants d’anti-virus, les enfants utilisent internet – et plus généralement les réseaux dits « sociaux » – de façon souvent débridée, sans avoir la moindre idée des conséquences sous-jacentes à leur usage incontrôlé. C’est aussi le rôle de l’éducation nationale de leur apprendre les pièges dans lesquels ils ne doivent pas tomber. La fourniture de smartphones aux pré-adolescents est, à ce titre, une hérésie absolue.
Alors, en conclusion, peut-on prétendre qu’il faut « jeter le bébé avec l’eau du bain » ? Certainement pas. Il y a bien ici ou là, quelques vertus à l’usage des tablettes mais elles sont si discrètes qu’on peut légitimement se poser la question du coût et des bénéfices.
Je ne veux pas non plus caricaturer. Si pour les tablettes, j’aurai du mal à modifier mon opinion, je sais avoir vu aussi, dans mon parcours d’enseignant des profs qui avaient accompli des choses prodigieuses avec les pauvres ordinateurs mis à leur disposition. ( included Geoworks!) Tous ceux-là étaient des passionnés, auto-formés qui avaient compris les enjeux et s’étaient emparé de l’outil. Ce n’est pas en inondant une classe de matériel non désiré par un enseignant sans formation qu’on améliorera quoi que ce soit.
S’il faut de l’informatique à l’école – et il en faut beaucoup – que ce ne soit pas, en tout cas, pour réaliser des exercices qu’on fait depuis des lustres sous une autre forme mais pour préparer les jeunes à maîtriser cet environnement qui n’a rien de magique et en faire bon usage.
Ch.Bonnemaison
Chargé de la communication
Webmaster
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